Pierre Delcourt, Terres ultimes

Préface de Kenneth White




On entend souvent dire qu'il n'y a plus d' Ailleurs.

D'où, dans un marasme général, d'un côté, la nostalgie des utopies, de l'autre, une prolifération de futilités, y compris en art.

C'est négliger le territoire frontalier entre l'être et la nature, l'esprit et l'espace, la pensée et le paysage.

C'est dans ce territoire-là que se situent ce que j'appelle les «terres ultimes».

Une question de géopoétique.

Il s'agit non seulement d'une conception de l'art, mais de toute une géographie de l'esprit.

Un point de départ essentiel à mes yeux pour tout ce qui concerne la création artistique est le Codice Atlantico de Léonard de Vinci, et en particulier, concernant la peinture, ce paragraphe :

«D'âge en âge, lorsque les peintres n'ont pour modèle que la peinture de leurs prédécesseurs, l'art de la peinture va déclinant et se perdant. Le peintre produira des tableaux de peu de mérite s'il s'inspire de l'ouvrage d'autrui. Mais s'il se tourne vers la nature, il trouvera bien autre chose». C'est avec de telles idées en tête que j'ai abordé l'art de Pierre Delcourt, et que j'ai proposé d'intituler Terres ultimes le livre d'artiste que nous avons fait ensemble, terme que Delcourt a retenu pour son exposition parisienne à la galerie Arichi.

L'arrivée de Pierre Delcourt sur la scène de l'art a été précédée de longues années d'obscurité, au cours desquelles il était engagé dans des activités apparemment loin de toute préoccupation artistique.

Jeune encore, il a été matelot, surtout à bord de bateaux de pêche travaillant au nord de l'Écosse. Or, entre l'Islande et la côte nord de l'Écosse, parmi les archipels des Orcades et des Shetlands, les tempêtes cycloniques ne sont pas rares. Vents et vagues se rencontrent en furie, l'air et l'eau ne se distinguent plus, le chaos règne. Puis tout se calme, et de la zone tempétueuse émergent des couleurs extraordinaires : bleu saphir, ocre fumeux, blanc incandescent.

Pictor nascitur.

Par la suite, ayant passé des brevets, Delcourt occupa d'autres postes (communication radio, relevés hydrographiques ...) sur d'autres bateaux, participa à des missions, dans le monde entier, mais surtout dans les eaux du nord, au large de la Norvège et de la Finlande, du côté de la rivière Tana et de la mer Blanche.

C'est dire que l'«obscurité» que j'évoquais plus haut n'était pas seulement l'obscurité qui est la marque de tout travail artistique conséquent à ses débuts, mais une obscurité réelle, celle des mers du septentrion, celle d'une météorologie orageuse, celle de ces vingt-quatre heures sombres, grises et noires où une lueur n'apparaît que vers deux heures du matin ...

Je suis déjà en train de décrire certains des tableaux du peintre.

Quand, il y a maintenant une quinzaine d'années, Delcourt quitta cette existence sur les mers du monde pour se consacrer à l'art, il ne l'a pas oubliée, tant s'en faut, il y tient, elle est là, physique et atmosphérique, concrète et abstraite, dans sa mémoire.

L'autre jour, je me trouvais dans son studio, sur la côte nord de la Bretagne, près de Paimpol (d'où les «Islandais» partaient à la pêche dans les eaux de l'ultime Thulé), très précisément au lieu-dit La Roche Jaune, entre la baie de l'Enfer (les naufrages n'y étaient pas rares) et la rivière du Jaudy, que je vois plutôt comme un fjord, très fréquenté par les oiseaux migrateurs, notamment les bernaches.

L'atelier de Delcourt est situé dans les combles aménagés d'une vieille maison bretonne : une pièce toute blanche, avec deux fenêtres qui ouvrent, l'une vers le nord, l'autre vers le sud. Pour capter les lumières changeantes, il bouge fréquemment son chevalet.

Sur le chevalet, le jour de ma visite, un 50 figure (89x116 cm), tout en bleu outremer, terre d'ombre brûlée et noir d'ivoire, sur un fond blanc très nuancé.

Nous parlons d'abord de support. Delcourt utilise parfois du papier fin, parfois du papier rugueux, parfois encore de la toile de lin. Il prépare soigneusement son support, avec un gesso fait de blanc de Meudon et un liant vinylique. Plusieurs couches de gesso seront nécessaires «afin de bien régler l'absorption» selon le degré voulu de rugosité ou de finesse. Une fois la peinture faite, il la maroufle sur des panneaux de bois qu'il fabrique lui-même dans sa grange. Une peinture ? «Essayer des choses ... C'est quand quelque chose émerge, parfois de manière fantomatique, comme un palimpseste, avec sa propre énergie ... quelque chose de nerveux et de pictural, mais en dehors de la peinture au mauvais sens du mot.»

Je lui parle ensuite de ses pigments. Il en a toute une panoplie, rangée dans des bocaux sur des étagères : ocre rouge, ocre jaune, terre d'ombre brûlée, terre de Sienne naturelle, bleu outremer, oxyde noir, blanc de titane ... , dont beaucoup achetés à Venise (une ville qu'il fréquente beaucoup) : nero ossido, siena brucciata, cobalto chiaro, oltremar puro, rosso veneto ... Toute une panoplie, qui constitue comme un fond toujours disponible, mais il en exploite en fait très peu. Pour les variations, afin d'obtenir, par exemple,«un jus d'outremer», il utilise des diluants, surtout de l'eau. Je lui parle ensuite de ses brosses. Il a peut-être une prédilection, peut-être à cause de ses années de pêche, me dit-il avec un sourire, pour «la queue de morue». Mais il utilise aussi le spalter, et différents outils de peintres en bâtiment, telle qu'une taloche, sans oublier plusieurs couteaux «tout ce qui peut donner une marque sensible, expressive».

Au moment de nous quitter, il sent le besoin de me raconter «un moment puissant». Cela se passa entre Brest et Saint-Malo, du côté du récif des Épées, cette région extrêmement découpée, en face des phares des Héaux, de Bréhat, de Tréguier. .. Il faisait nuit noire, et il y avait «beaucoup de mer». Ses yeux allaient de la nuit noire à la lumière des phares, en passant par l'écume qui s'écrasait contre les rochers. C'était, me dit-il, un «contexte émotionnel» doublé d'une «fascination presque abstraite» ...

Avant d'aller plus loin, je voudrais revenir sur cette remarque de Delcourt, concernant «la peinture au mauvais sens du terme». Je lui ai demandé exactement ce qu'il entendait par cela. Il me dit que pour lui la peinture ne pouvait être une fin en soi, que la matière, la couleur n'ont de sens que si elles sont porteuses d'une question, d'une ouverture, à l'inverse d'une peinture qui parle pour elle-même et nous assène : «Je suis rouge, rouge, rouge» ou «Je suis bleu, bleu, bleu». L'utilisation massive de couleurs saturées et opaques lui semble «fermer la possibilité d'une transcendance», contrairement à «la vibration lente des gris colorés, des transparences et de Pinfinie variation du jeu des blancs avec la lumière». Je dois dire que tout de suite après m'avoir révélé, à mon invitation, peut-être ma provocation, le fond secret de sa conception et de sa pratique, craignant sans doute de paraître dogmatique, Delcourt s'est hâté de préciser que c'était là «sa vérité», mais que «chaque peintre avait la sienne» et que sa propre idée «ne l'empêchait pas d'aimer des peintures plus chargées».

Tout en respectant cette déclaration de relativisme et de tolérance, je reviens à son premier énoncé, car il me semble contenir quelque chose d'essentiel.

Je pense à une remarque de Maurice Vlaminck dans Paysages et personnages : «Passant devant les magasins et les galeries, je détournais la tête ; cette débauche enfantine de couleurs me devenait intolérable. Partout la couleur jouait le rôle de vedette. Elle était vulgarisée et galvaudée à des fins commerciales. Je la pris en horreur et décidai de ne plus me servir que des terres et des ocres». Ce qui nous ramène aux ténèbres gris-bleu, aux ombres bleuâtres, aux terres du songe en terre de Sienne de Pierre Delcourt.

En définitive, comment, au-delà du plaisir esthétique immédiat, «lire» les tableaux de Delcourt ? Ici, je vais me référer aux explorations et aux investigations du biologiste Charles Darwin.

Vers la fin de son journal de recherches, Le Voyage du Beagle, le livre qui précéda la publication de son étude sur l'évolution, L'Origine des espèces, et qui révèle le fond de son esprit plus que sa grande étude, Charles Darwin écrit ceci :

«En me remémorant des images du passé, je constate que ce sont les plaines de la Patagonie qui passent le plus fréquemment devant mes yeux. Pourtant, de l'avis de tous, ces plaines sont misérables et inutiles. Elles ne se caractérisent que par le négatif: pas d'eau, pas d'arbres, pas de hauteurs, pas d'habitations. Rien. Rien que quelques plantes rabougries. Comment se fait-il donc que ces régions vides aient pris à tel point possession de mon esprit»?

Darwin avance deux hypothèses : ces terres sont encore inconnues, et puis elles «ouvrent les portes de l'imaginaire».

Dans son livre de voyage, En Patagonie, W H. Hudson trouve ces explications totalement inadéquates. Et je suis entièrement d'accord avec lui.

Pour moi, la plaine patagonienne, ainsi que d'autres territoires semblables (non construits, non humanisés) est d'abord la négation de toutes les notions lourdes (archétypes tels que Terre-Mère, etc.) qui ont constitué pendant si longtemps le fonds de l'imaginaire humain.

Si l'on s'en débarrasse, que reste-t-il, que peut-il advenir d'autre ? Je reviens à Hudson.

Voyageant à son tour, après Darwin, en Patagonie, Hudson constate d'abord une perte d'identité. Ce désencombrement psychologique fait place alors à une expérience intellectuelle : il a l'impression que son esprit n'est plus une «machine à penser», mais une «machine destinée à un emploi tout autre». Après un moment de panique, au cours duquel il se sent confronté à «un sujet si vaste», qu'il est tenté de se contenter de «faire de la littérature», il se met à «écouter le silence», avec la sensation d'entendre quelques fragments d'«une musique ancienne dont la culture n'a pas eu connaissance depuis longtemps». Au-delà de la musique, il regarde: ces graminées sèches et amères; les cailloux arrondis par les mers archaïques; la poitrine blanche d'un busard perché sur un buisson. Tous ces éléments exercent sur sa vision une puissance fascinante. Du haut d'un monticule, il essaie d'avoir une vue d'ensemble, mais sans atteindre autre chose que la vague révélation d'une «nature cachée derrière la nature dont nous sommes conscients», et l'appréhension d'une «harmonie depuis longtemps perdue entre l'organisme et l'environnement». Il regagne la plaine et se met en marche, dans un «état de veille intense et d'acuité surnaturelle», mais n'ayant toujours pas atteint une compréhension d'ensemble.

Rien de plus difficile qu'une nouvelle compréhension d'ensemble.

«Quelles contrées, se demande Nietzsche dans Humain trop humain, réjouissent d'une façon durable» ? Et il avance une réponse : «Cette contrée possède des traits significatifs pour un tableau, mais je ne puis en trouver la formule, comme ensemble elle est insaisissable pour moi. Je remarque pourtant que tous les paysages qui me plaisent d'une façon durable contiennent, dans leur diversité, une simple figure de lignes géométriques».

Il est incontestable qu'une géo-métrie offre une satisfaction mentale profonde. Mais pour appréhender la totalité d'un paysage en termes géométriques, il faudrait ajouter à la géométrie euclidienne, à laquelle pensait Nietzsche, la géométrie affine et la géométrie projective ... Et on peut aller encore plus loin. Si l'on ajoute aux lignes d'autres éléments encore plus difficiles à définir, on arrive dans le champ (champ d'énergie, champ magnétique) de la géopoétique.

L'art de Pierre Delcourt est un art éminemment géopoétique.

Kenneth White
L'Atelier atlantique
Octobre 2016